1323 visiteurs en ce moment
(Par Roger Gbégnonvi)
Cher collègue et néanmoins ami, après un mois de ton hospitalité exquise, je m’en retourne à ma chaire des « Peuples primitifs » au sein du « Département des cultures non occidentales ». L’art que nous avons en Europe du distinguo ! Avant de partir, je voudrais te faire le point de ce que j’ai flairé, humé dans ton Bénin dont j’ignorais l’essentiel auparavant.
Plusieurs fois j’ai arpenté les librairies de Cotonou. Pas un ouvrage vrai, pas un livre écrit sur le vif, racontant sur le brasier les souffrances imposées à ton peuple par la raison du plus fort. Rien qui approche « Témoignages de survivants des camps de concentration allemands » (1954, 512 pp.) ou « Paroles de déportés » (2001, 112 pp.) Aucun esclave dahoméen, aucun colonisé dahoméen, aucune chair à canon des deux guerres, n’a rien écrit de sa main meurtrie sur l’insupportable que l’Europe vous a fait supporter ! Tous les écrits sur les saloperies du plus fort sur vous dans vos librairies, c’est de la littérature compradore, produite dans une langue d’emprunt, par des gens qui n’y étaient pas. Les faisceaux de lanières labourant de Ouidah à Montgomery vos corps garrotés ont créé des cris emportés et pas un écrit qui soit resté. De ce point de vue, l’Afrique manque cruellement au monde.
A votre décharge, vous n’avez pas connu l’écriture. Je comprends d’autant moins que tu admires Cheikh Anta Diop. A cause de son ouvrage « L’unité culturelle de l’Afrique noire », pour ne s’en tenir qu’à lui ? L’effort intellectuel est certes louable mais pas décisif au bout du compte. Unité culturelle sur la base de quelle culture collective liée ensemble sans le lien de l’écriture ? Un Sénégalais en cache un autre. Cheikh Anta Diop pourrait n’être qu’habillage voulu scientifique pour conforter Léopold Sedar Senghor poétisant une Afrique au passé fort beau. Je veux bien que les deux aient raison, mais pendant que vous vous mirez dans un passé peint en gloire, vous n’êtes pas au présent sur « les avenues de l’avenir ». Toi et les Africains cultivés mais arrimés au passé, faites que l’Afrique manque cruellement au monde.
Je m’attarde un peu sur l’écriture pour te rappeler que l’intellectuel, africain ou pas, n’est habilité à se laisser attirer par aucun mirage l’amenant à remuer du vent à longueur de conférences et de congrès. Nous tenons tous l’Egypte antique pour l’un des lieux de naissance du miracle de l’écriture. Mais force est de constater que l’écriture partie d’Egypte est allée au nord, Maghreb/Europe, et n’a pas enjambé le désert du Sahara pour imprégner au sud l’Afrique noire et la sortir de l’analphabétisme intégral. Les Africains doivent le déplorer et non se consoler à proclamer l’Afrique origine de l’écriture grâce à l’Egypte.
Que l’écriture n’ait pas traversé le Sahara explique sans doute le mystère auquel vous m’avez confronté et que nul ici ne tient pour misère. Mes ancêtres chrétiens se sont battus au corps à corps, à sang et à mort, qui pour affirmer l’autorité papale et y rester fidèles, qui pour la nier et rester fidèles aux seules Ecritures. Quelle est la part des Béninois dans cette atroce guerre de religion pour qu’il y ait dans ton pays, ici des catholiques résolus, là des protestants résolus ? Et dans les églises et les temples, les Béninois, divisés et dominés par l’Europe chrétienne, se veulent plus sauvés par le Christ que les chrétiens d’Europe. Les grands manitous du Vodun à Ouidah ont-ils élaboré sur la divinité un discours qui vaille celui de Thomas d’Aquin, de Luther ou de Calvin ? Impossible sans l’écriture. Même sur le chantier de Dieu et des dieux, où elle semble reine, l’Afrique manque cruellement au monde.
Grand lecteur, tu sais que l’écriture est le grand ascenseur. Permettant accumulation et mise en perspective, elle permet science et progrès. Toi et tes semblables Africains avez une mission grandiose : hisser l’Afrique jusqu’à l’écriture pour rendre l’Afrique présente au monde. C’est ainsi que vous ouvrirez l’Afrique à l’univers et au champ de tous les possibles.